La nécessité de réformer la justice haïtienne fait l’unanimité depuis bien longtemps. Mais elle perdure dans son dysfonctionnement puisque le poids de la corruption, de l’impunité, de la dépendance par rapport à l’autorité de nomination et aux instances chargées de formuler des propositions, entre autres, fait basculer la balance davantage vers l’injustice.
À entendre des observateurs nationaux et internationaux, le système judiciaire haïtien va de mal en pis. Les agents locaux et leurs partenaires ne peuvent affirmer le contraire. Toutes les études et enquêtes réalisées sur la question concluent que la justice haïtienne souffre de dysfonctionnement, lequel serait la résultante de facteurs que sont : la corruption, l’impunité, la dépendance par rapport l’exécutif, la vétusté des lois, l’insuffisance de moyens et l’inexistence d’une politique publique en matière de droit. Dans ce numéro, nous nous attarderons sur les trois premiers éléments dont chacun à des conséquences graves sur la bonne marche de la république.
Une corruption endémique
Des organisations de la société civile haïtienne et des acteurs du système judiciaire identifient entre autres sources de la corruption le fait que la nomination des juges est une prérogative de l’Exécutif et du Parlement. En effet, les juges de la Cour de Cassation sont nommés par le Président de la république à partir d’une liste que le Sénat lui a soumise. La constitution haïtienne de 1987 confère aux assemblées départementales le privilège de recommander la liste des personnes devant siéger aux cours d’appel et aux tribunaux de Première instance au Chef de l’exécutif. À date, ces assemblées n’ont toujours pas été mises en place. Il revient par conséquent au chef de l’État, garant de la bonne marche des institutions, de procéder à des nominations. Une situation qui crée un terrain propice à l’exercice du favoritisme et du trafic d’influence, reconnaît Stanley Gaston, Bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Port-au-Prince.
En outre, le ministre de la justice « qui formule la politique du gouvernement près le pouvoir judiciaire », en lieu et place du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) ou encore de la Cour de Cassation de la république, ne favorise pas la bonne marche du système. Il exerce encore le pouvoir disciplinaire, celui de gestion, d’instruction, de réformation et le pouvoir réglementaire défini par le décret du 30 mars 1984 en dépit de la mise sur pied du CSPJ. D’où la dépendance du pouvoir judiciaire par rapport à l’Exécutif. À cet effet, Me Rigaud Duplan, ancien chef du Barreau de Port-au-Prince, constate que les « magistrats sont redevables dans une certaine mesure, envers l’autorité de nomination et envers les institutions politiques appelées à soumettre des listes de candidats au Président de la République… ».
La lenteur de l’administration haïtienne est un autre facteur favorisant la corruption. Nommé juge dans la juridiction de Port-au-Prince depuis deux ans, Me Jean Beaup n’a encore reçu aucun salaire après 26 mois en poste et ne sait pas quand sa situation va être régularisée. Or, le juge ne jouit pas des privilèges des parlementaires haïtiens : frais d’installation, de carburant, frais de recharge téléphonique, passeport diplomatique, voiture immatriculée « officielle » …Dans ces conditions, le juge travaille dans des situations qui le rendent vulnérable. Certains acceptent des pots-de-vin et d’autres sont impliqués dans des combines avec des avocats pour entretenir l’injustice au détriment des justiciables. À ce niveau, Me Duplan déplore qu’il arrive à des magistrats « d’agréer des offres qui leur sont faites ou de les solliciter parfois directement du justiciable ».
L’ex-président de la Fédération des Barreaux d’Haïti montre du doigt « l’irrespect des principes reconnus par la constitution relativement à la procédure de destitution, de suspension et de mise en retraire » ; « l’inexistence d’un plan decarrière, garantissant effectivement le maintien des magistrats dans leur fonction », ainsi que « l’insuffisance du traitement alloué ». Il attire l’attention également sur une corruption passive, qui consiste, par exemple, au fait pour l’Exécutif de ne pas traiter des magistrats de même rang sur un même pied d’égalité. Certains reçoivent des voitures de fonction, d’autres n’en disposent pas, regrette-t-il.
L’impunité, le pire des maux
L’impunité serait la manifestation par excellence du dysfonctionnement du système judiciaire haïtien. Les critiques montrent du doigt la détention préventive prolongée et l’incompétence des acteurs. Le taux de la population carcérale n’étant pas fixé sur son sort se situe autour de 72 %, selon des chiffres disponibles. C’est pourquoi la section des droits humains se penche régulièrement sur ce problème. Malheureusement, on impute la responsabilité aux seuls juges alors que les avocats, les greffiers, les huissiers et les policiers sont tout autant impliqués dans le système. Si certains juges ont eu un bon parcours académique, d’autres sont nommés sur la base du clientélisme, voire du militantisme, sans que leur formation ne soit prise en compte, dénoncent des organisations haïtiennes de défense des droits humains. En plus, ils sont insuffisants par rapport à la demande, constate-t-on. À titre d’exemple, les 18 juridictions du pays ne comptent que 42 juges d’instruction, dont une vingtaine dans celle de Port-au-Prince. Dans ce contexte, un seul juge se voit confier des dizaines de dossiers alors que le système n’est même pas informatisé et que le manque de moyens matériels fait cruellement défaut.
Les observateurs et critiques du système judiciaire haïtien reconnaissent presque tous que l’incompétence est l’un des obstacles majeurs à la justice en Haïti. Malheureusement, les acteurs rejettent ce mal les uns sur les autres. Tantôt le Parquet accuse la mauvaise présentation du rapport de police comme responsable de l’emprisonnement ou de l’acquittement de prévenus, souvent dangereux pour la société. Tantôt c’est la police qui accuse la justice d’avoir libéré des bandits notoires arrêtés au cours d’opérations musclées souvent ponctuées d’échanges de tirs.
Mais, que dire des greffiers et des huissiers ? Où est ce qu’ils ont acquis leurs compétences? Dans l’exercice de leur fonction sans doute. N’empêche que depuis le début de la décennie, leur manque de formation fait l’objet de préoccupation. C’était d’autant plus préoccupant que seuls trois individus ayant obtenu leur diplôme d’études en droit exerçaient comme greffier jusqu’à 2011. Or le niveau est encore plus bas dans le cas des huissiers qui, pour certains, savent à peine lire et écrire. Malgré tout, aucune école spécialisée n’a été ouverte dans le pays depuis lors. Ces auxiliaires de la justice se contentaient de séminaires organisés par des partenaires de l’État dont le PNUD.
L’impunité liée à la corruption et la dépendance
Des bandits qui devraient être derrière les barreaux circulent en toute quiétude ; des innocents arrêtés injustement ou par erreur sont écroués depuis trop longtemps pour les raisons que nous venons de citer. Certains sont gardés incarcérés par le simple fait qu’ils n’ont pas les moyens d’accéder à la justice. « …l’accès à la justice est difficile, voire impossible pour les citoyens à faible revenu ou dépourvus de moyens financiers, donc, en fait pour la grande majorité de la population haïtienne », écrit Me Rigaud Duplan. Selon lui, toute « réforme judiciaire en Haïti devrait avoir comme objectif premier de faciliter l’accès à la justice à tous les Haïtiens indistinctement ».
Des doyens de tribunaux de première instance minimisent les recours en habeas corpus dès qu’ils intéressent le gouvernement. Des commissaires de gouvernement refusent systématiquement d’exécuter des décisions à connotation politique. Certains commissaires du gouvernement et des juges de paix font usage abusif des mandats d’amener qui entraînent des arrestations arbitraires et illégales suivies de détentions préventives prolongées et injustifiées. « Ces actes traduisent également le dysfonctionnement de la justice haïtienne », affirme Me Joseph Rigaud Duplan.
Théoriquement, l’organisation judiciaire haïtienne comprend un ordre judiciaire, un ordre administratif et un ordre politique. La Cour de Cassation regrouperait les cours d’appel, les tribunaux de première instance, les tribunaux spécialisés que sont le tribunal du travail, le tribunal pour enfants et le tribunal terrien, souligne Me Patrick Laurent. La Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) serait l’instance suprême du deuxième ordre. Toutefois, dans les faits il n’existe qu’un ordre, car depuis 1987, les décisions prises par la CSC/CA sont susceptibles de recours en cassation, qui est devenu l’organe suprême en matière de justice. Quant à l’ordre politique, il fait référence au Conseil Constitutionnel qui n’arrive toujours pas à être traduit dans les faits.
GA/HPN
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